Depuis peu, les jeunes décident de quitter les applis de rencontre
Ils ont moins de 30 ans, sont célibataires et ont décidé de renoncer aux applications de rencontres. Et si, pour trouver l’amour, les recettes d’avant fonctionnaient mieux ?
Dans son dernier essai, De l’âme sœur à Tinder (Larousse), la romancière et professeure de philosophie Eliette Abécassis s’interroge : « Qu’en est-il de l’amour à l’heure des réseaux sociaux et du grand marché des sentiments qui se développe au gré des algorithmes ? Autour de nous, que d’errances amoureuses, de désespoir et de dégoût. » Si, à tout âge, certains ont parfois trouvé l’amour sur une application de rencontres, il semblerait que les jeunes, plus précisément, s’en détournent. « J’ai fait un burn-out du sentiment, résume Juliette, 29 ans. J’étais “addict”, j’avais tout essayé : Tinder, Bumble, Fruitz, Happn, Once… A force, j’avais l’impression d’être H24 en entretien d’embauche, de recruter ou de candidater à un poste. » Peu de ces CV amoureux ont abouti à une vraie rencontre pour Juliette et aucune ne lui a donné envie de poursuivre la relation. « Ras le bol de me mettre en vitrine, c’est une perte de temps et on ne voit plus les “vrais gens” autour de nous. » Juliette ne serait pas la seule de sa génération à décrocher… avec un certain écœurement.
Crise sanitaire et « binge dating »
Certes, le marché de la rencontre reste le plus rentable du Net, représentant aujourd’hui plus de 2 milliards d’euros avec, en tête, l’incontournable Tinder, qui fait « matcher » les cœurs. Record absolu de ces correspondances appelées « matchs » : trois milliards en une seule journée, lors du premier confinement en 2020… et deux fois plus de couples formés pendant la crise sanitaire*. L’apothéose avant le déclin ? Depuis, 83% des utilisateurs se déclarent insatisfaits parce que saturés. « Pour moi, c’était du “binge dating”, une consommation frénétique de rencontres virtuelles qui créait une sorte de lien social, mais surtout une parade à l’angoisse et à la solitude pendant la crise sanitaire », témoigne Victor, 27 ans.
Le décrochage des jeunes semble bien naître de cette période difficile. « Cela m’a permis de m’interroger sur ce que je voulais vraiment », explique-t-il, lui qui, comme 58% des personnes inscrites sur ces plate-formes, cherchait davantage un ou plusieurs flirts virtuels qu’une rencontre réelle. « A la fin du confinement, il n’est rien resté de tout ça. La seule de mes relations Tinder que j’ai eu envie de rencontrer s’est achevée dès qu’on s’est vus. Tout à coup, on n’avait plus rien à se dire. C’est là que j’ai décidé d’arrêter pour laisser place à la vraie rencontre. »
Une histoire sans fin
Pour Victor comme pour Juliette, il a alors fallu se forcer à sortir, à sourire à des inconnus plutôt qu’à les « swiper » (faire glisser) sur un écran et à engager la conversation au lieu de liker. Pas facile, d’autant que beaucoup gardent encore la tête penchée sur leur écran, disentils. « Une appli est un atout quand on manque de confiance en soi », reconnaît Juliette. Mais ça n’aide pas forcément à sortir de sa timidité. « On ne prend pas de risques, car on peut fuir et se déconnecter à tout moment », dit Victor, pour qui le déclic a été cette question : « Comment faisaient nos parents ? S’ils y sont arrivés, je le peux aussi ! » En attendant, le jeune homme patiente, car les occasions sont rares. « Les applis ont le mérite de favoriser les rencontres, admet Eliette Abécassis. Ce qui pose problème, c’est la mercantilisation des sentiments et la multitude. On choisit parmi des milliers de personnes, voire des dizaines de milliers, disponibles à la minute dans un périmètre proche. C’est l’amour partenariat », analyse-t-elle.
De quoi donner le tournis ? L’infinité des possibles inciterait sans cesse à chercher plus loin… Les spécialistes en marketing ont donné un nom à ce processus, le « Fobo », soit « Fear of Better Option », la peur de passer à côté d’une meilleure option. Dans son livre la Fin de l’amour (Seuil), la sociologue Eva Illouz souligne : « On recherche une adéquation des goûts qui, loin de faciliter les relations, les empoisonne. Plus on rencontre des personnes, plus on prend conscience de ce qui leur manque. » On peut donc « zapper » sans fin entre les prétendants Tinder… tout en n’accordant que très peu de temps à chacun : 67 % des célibataires passent jusqu’à quatre heures par semaine sur une appli de rencontres, mais 60% mettent moins de trente secondes à décider si un profil leur plaît ou non** !
L’exemple des grands-mères
Pour Léa, 24 ans, il est temps que cela cesse. « Parmi les couples qui durent, il ne doit pas y en avoir beaucoup qui se seraient rencontrés sur des critères objectifs », estime-t-elle, prenant exemple sur sa grand-mère. « Elle est mariée depuis cinquante-cinq ans à un chasseur qui raffole du gibier, tout ce qu’elle déteste !, raconte la jeune femme. C’est elle qui m’a ouvert les yeux en me lançant : “Sur ton Tinder, je n’aurais jamais rencontré l’amour de ma vie!” » Léa a donc écouté sa grand-mère : « Le temps gagné sur les écrans, je le passe maintenant dans un club de sport. Et pas question de mettre mes écouteurs, j’engage des conversations et j’ai rencontré comme ça un moniteur qui me plaisait. »
D’autres encore semblent vouloir relever le « défi » dont Eliette Abécassis parle : « Trouver une voie qui nous ramène à l’humain… Ce qui est à craindre, dit-elle, c’est la disparition de la présence avec la virtualisation de nos vies. Parfois, même quand on se voit, on est ailleurs, en train de consulter son portable. Sommes-nous encore capables d’être présents à nous mêmes ? » La question parle aux jeunes, en tout cas à ceux qui suppriment leurs applis de rencontres. Mais ils s’avouent aussi un peu perdus sur la « méthode ».
« J’ai décidé d'arrêter pour laisser place à la vraie rencontre »
Le recours aux agences matrimoniales
Par exemple, Victor s’est cherché une communauté pour favoriser le lien dans la vie réelle et a trouvé Meetup. Cette plate-forme de réseautage social permet à ceux qui s’y réunissent autour d’intérêts communs de provoquer des rencontres… « Grâce à ça, je sors une fois par semaine, et si je n’ai pas encore rencontré l’amour, je me suis au moins fait des amis. Cela me permet d’aller au-devant des autres et c’est déjà un premier pas qui me donne plus de confiance en moi », en conclut-il. D’autres choisissent un chemin plus inattendu, si l’on en juge par le rajeunissement de la clientèle… des agences matrimoniales. « Depuis un an, je reçois en moyenne deux ou trois jeunes par mois. Une vraie nouveauté, depuis vingt ans que j’exerce ce métier », s’étonne Valérie Bruat, directrice d’Entre Elle et Lui, qui s’occupe en particulier des 28-34 ans, « un âge où l’on commence à vouloir du sérieux, constate-t-elle. Le problème est qu’ils ne savent plus comment aborder la relation en face à face, ils sont mal à l’aise avec la séduction ».
Dans l’Amour sous algorithme (Goutte d’Or), Judith Duportail pointe un autre malaise : « Le modèle économique des applis de rencontres s’est construit avec la solitude des jeunes », affirme celle qui fut la première à réclamer toutes ses données personnelles à Tinder, lequel lui a renvoyé un énorme classeur dont elle a tiré une leçon : « Tout est fait pour nous maintenir en recherche permanente. » Pour la sociologue Marie Bergström, chercheuse à l’Ined, les présélections de l’intelligence artificielle menaceraient aussi les libertés. Elle l’explique : « Tout, sur un site de rencontres, est analysé minutieusement, du contenu des échanges aux photos postées, lesquelles renseignent, bien au-delà du physique de la personne, sur sa classe sociale, son origine… » De quoi détourner les cœurs à prendre, qui ont encore une bonne raison de chercher désormais l’amour à l’ancienne. Et, bonne nouvelle, Léa et son prof de sport, ça « matche » !
*Enquête Ifop sur la rencontre en ligne et la digitalisation de la vie sexuelle à l’heure du Covid-19. **Etude YouGov pour Once.
le 03/09/2022
Article complet " Version Fémina"